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Des vermicelles dans les métaux

Rien de plus banal que de tordre une petite cuillère ou un fils de cuivre, me direz-vous. Mais savez-vous par quel stratagème ingénieux les métaux et alliages se déforment ? Pour répondre à cette question, je vous propose une balade dans le monde étrange des dislocations. En première lecture, vous pouvez vous contentez du texte suivant (tout public). Pour plus de détails, n’hésitez pas à consulter les articles connexes.

Préliminaires

Prenez une petite cuillère et essayez de la tordre. Au début de la déformation, vous allez devoir forcer et ceci d’autant plus que votre cuillère sera épaisse. Si vous relâchez la contrainte avant d’avoir pu tordre votre cuillère, celle-ci reprendra sa forme initiale. On dit que le matériau a un comportement élastique

Forcez un peu plus. A partir d’une certaine contrainte, votre petite cuillère va brutalement se fléchir mais sans se rompre. Si maintenant on relâche l’effort, la cuillère ne reprend pas sa forme et reste tordue. Elle se comporte maintenant plus comme un chewing-gum. La capacité du matériau à se déformer de façon non réversible est appelée plasticité. Cette propriété est extrêmement importante et permet de mettre en forme les pièces métalliques (forgeage, laminage, tréfilage…).

Regardons maintenant le même événement (temps réel) mais en zoomant 50000 fois à l’intérieur du matériau.

Vous avez remarqué tous les vermicelles qui bougent ? Leur longueur est de l’ordre de 1/1000 de millimètre, ce qui représente 1/10 de l’épaisseur d’un cheveu. Ici on en trouve de l’ordre de plusieurs centaines de milliards dans un centimètre cube ! Si on les alignait, on trouverait qu’ils couvrent la distance terre-lune ! Ces petits vermicelles sont appelés par les physiciens des dislocations. Alors si vous voulez savoir comment ces dislocations contrôlent la déformation et expliquent la résistance des métaux et alliages, je vous invite à poursuivre le voyage à l’échelle microscopique.

Métaux et alliages, des cristaux comme les autres

Avant de comprendre ce qu’est une dislocation, il est donc nécessaire de comprendre la structure de la matière à son échelle microscopique.

Vous n’êtes pas sans ignorer que la matière est composée d’atomes que l’on peut assimiler pour simplifier à des sphères dures, un peu comme des boules de billard ou des oranges. Dans l’état solide, les atomes tendent à s’agréger et à former entre eux des liaisons qui les retiennent. Un cristal est un solide dans lequel les atomes s’arrangent les uns par rapport aux autres de façon ordonnée. Vous aurez certainement remarqué la façon particulièrement simple et naturelle d’empiler des oranges en tas. Les atomes dans les cristaux s’arrangent de la même façon, mais à une échelle très petite. Si le diamètre d’un atome était celui d’une orange, un centimètre cube de cristal de fer aurait la taille d’un cube de 4000 km de côté environ !

Les cristaux peuvent se construire par un empilement de couches d’atomes successives (appelées « plans atomiques »). En empilant des couches d’atomes identiques les unes strictement au dessus des autres, on obtient alors un cristal de structure cubique. Les atomes de fer par exemple s’arrangent de cette façon. Si on trace les lignes imaginaires entre les atomes, on obtient une représentation plus agréable que l’on utilisera dans la suite.

L’énigme de la déformation

Il semble y avoir un paradoxe dans la déformation de notre cuillère. D’une part, elle doit pouvoir prendre une forme quelconque, mais d’autre part l’arrangement de ses atomes doit rester le même. En d’autres termes, une cuillère en fer doit rester en fer. La façon la plus simple de déformer un cristal est d’imaginer d’abord que l’on déplace une couche complète d’atomes l’une par rapport à l’autre, un peu comme on peut faire glisser des feuilles d’une rame de papier les unes sur les autres pour lui donner une forme différente. Ceci provoque un cisaillement.

Les métallurgistes du début du siècle avaient compris que la déformation s’effectuait par de tels « glissements ». Ils avaient remarqué en particulier que les cristaux fragiles se brisaient le long de certains plans en formant des facettes bien particulières, appelées surfaces de clivages, et que l’on observe si facilement dans les minéraux (quartz, diamant…).

Lorsque l’on déforme un cristal, on peut observer dans certaines conditions de petites marches sur leurs surfaces. Il est facile de comprendre que lorsqu’on fait glisser un plan d’atomes l’un sur l’autre (on parle d’un plan de glissement), on crée un décalage qui forme une marche en surface. Noter que dans ce processus, la structure du cristal reste préservée si le cisaillement est une ou plusieurs fois la distance entre 2 atomes.

Pourtant, les physiciens se sont rapidement aperçus par le calcul que la nature procédait autrement. En effet, si c’était le cas, il vous faudrait exercer une force 1000 fois plus grande pour tordre votre cuillère !

Ouf, les dislocations !

Au début des années 1930, Orowan, Polanyi et Taylor proposent indépendamment que le cisaillement s’effectue par l’intermédiaire d’un cisaillement élémentaire qu’il nomme « dislocation », par référence au terme utilisé en géologie pour décrire des effets tectoniques de cassures. Qu’est-ce qu’un cisaillement élémentaire au juste ? Nous venons de voir que le cristal conserve sa structure que lorsque les cisaillements qui conduisent à sa déformation ne sont que des multiples de la distance entre les atomes. Supposons qu’un cisaillement d’une distance inter atomique (noté b) se soit produit à l’intérieur du cristal uniquement le long d’une partie d’un plan de glissement. On voit clairement qu’un des plans atomiques s’interrompt brutalement à l’endroit du cisaillement. La discontinuité ainsi créée est une dislocation. C’est donc un défaut linéaire qui pour des raisons de stabilité adopte la forme d’une boucle ou bien émerge aux surfaces de l’échantillon.

On voit clairement que près de cette dislocation, les plans atomiques sont fortement distordus. Par contre à plus grande distance la structure est pratiquement parfaite, de sorte que le cisaillement est localisé près du « cœur » de la dislocation. Vue de face, une dislocation ressemble étrangement aux défauts que l’on observe quelquefois sur les cactus Saguaro du Nouveau Mexique.

Vous allez voir maintenant en quoi ce type de défaut est particulièrement astucieux pour réaliser la déformation du cristal. Pour cisailler le cristal en entier, la dislocation va se propager le long du plan de glissement en brisant les liaisons entre les atomes devant elle et en les recollant derrière elle, un peu comme une double fermeture éclair.

Ce processus est particulièrement efficace et le moins coûteux possible en énergie. De la même façon, il est plus facile de déplacer un tapis sur le sol en formant et en propageant une petite bosse. La chenille utilise aussi cette astuce pour se déplacer.

Voir les dislocations

© INNT, CNRC

Du fait de la nature microscopique des dislocations, il a fallu attendre la fin des années 50 pour que l’on commence à les « voir » à l’intérieur des cristaux. A cette époque, les physiciens commençaient à observer les cristaux à l’aide de microscopes à électrons qui ont la spécificité de grandir les images d’échantillons plusieurs dizaines de milliers de fois avec une très grande résolution. Ils fonctionnent sur le même principe qu’un microscope optique mais ils utilisent un faisceau d’électrons pour sonder la matière.

Comme la structure cristalline est distordue autour des dislocations, les électrons vont être déviés de façon anormale par rapport au reste du cristal. La dislocation apparaît alors contrastée. Les dislocations peuvent adopter des formes variées, et se présentent en général comme des portions de boucles. Ce sont nos petits vermicelles de tout à l’heure. Aujourd’hui, il est possible de déformer à l’intérieur du microscope un petit échantillon. On observe alors que les dislocations se déplacent, comme on le voit dans les films présentés ici.

Nous allons voir maintenant comment le mouvement des dislocations permet d’expliquer les propriétés mécaniques des métaux et des alliages, et en particulier leur résistance.

Quand les dislocations se rencontrent

Le comportement collectif des dislocations est particulièrement important. Imaginons deux dislocations créant un cisaillement de direction opposée se rencontrent. Chose étonnante, les dislocations disparaissent, un peu comme les bosses et les creux des vagues se compensent.

De manière générale, les dislocations peuvent s’attirer ou se repousser, comme des aimants, selon l’intensité et la direction du cisaillement qu’elles possèdent. Il arrive qu’en se rencontrant elles forment des réactions pour former une nouvelle dislocation. Par exemple, dans la figure dessous, les dislocations 1 et 2 ont réagi pour former la dislocation 3.

Durcir les métaux et alliages

Comme nous venons de voir que les dislocations sont responsables de la plasticité des cristaux, on comprend bien que leur nombre va augmenter au cours de la déformation. Vous l’avez d’ailleurs peut être remarqué dans le premier film.

En général, les dislocations ne naissent pas à la surface du cristal, mais à l’intérieur par l’intermédiaire de sources. La source de Franck et Read est la plus connue d’entre elles. Lorsque l’on applique une contrainte à l’échantillon, une dislocation qui est retenue à ses extrémités a tendance à se courber, à la manière de la corde d’un arc. A partir d’une certaine contrainte, la boucle commence à s’étendre également sur les côtés et en arrière. Lorsque les deux parties arrières se rencontrent, elles se joignent, ce qui crée à la fois une boucle nouvelle et restaure le segment initial. Ainsi, une succession de boucles concentriques peuvent être créées.

On peut observer en direct dans le microscope ce type de source de dislocations. Dans le film suivant, on voit une dislocation qui se multiplie à partir d’un épinglage sur une autre dislocation. Remarquez l’émission de dislocations successives après chaque tour.

Un constat s’impose désormais, si les dislocations permettent à un matériau de se déformer, un métal sera mou si les dislocations sont abondantes et se déplacent facilement. A l’inverse, un métal sera dur si les dislocations sont stoppées sur leur passage. Dans le cas d’un matériau fragile, le faible nombre de dislocations et leur difficulté à se déplacer n’autorise pas de déformation plastique. Vous avez déjà constaté par exemple la grande fragilité du verre qui n’est pas un matériau cristallin (c’est un état désordonné) et donc dans lequel il n’existe pas de dislocations. Durcir un matériau est un enjeu important pour l’élaboration de pièces qui doivent supporter des contraintes importantes souvent cycliques (tablier d’un pont, aile d’avion) sans se déformer et parfois dans des conditions extrêmes (à haute température dans les moteurs ou sous irradiation dans les centrales nucléaires…). Toutefois, dans certaines applications (carrosserie, pare-chocs…), il s’agit de trouver un compromis entre résistance et capacité à se déformer rapidement pour absorber l’énergie d’un choc. Pour durcir un métal, il semble donc nécessaire de limiter le mouvement des dislocations. Regardez la séquence suivante, qu’en pensez-vous ?

Lorsqu’une dislocation se déplace et vient en rencontrer une autre immobile, elle a du mal à franchir ce nouvel obstacle, ce qui a pour conséquence de ralentir son mouvement. Lorsqu’on déforme notre métal, on crée non seulement un grand nombre de dislocations mobiles mais aussi de nombreuses dislocations immobiles. Ce sont en général des débris de dislocations formés lors de réactions entre les dislocations mobiles. Ces « débris » sont autant d’obstacles au passage de nouvelles dislocations, un peu comme si une dislocation devait se frayer un chemin dans une « forêt ».

Conclusions, plus il y a de dislocations, plus elles ont du mal à se déplacer, et donc plus le métal se durcit. Ce phénomène appelé écrouissage était bien connu des forgerons qui avaient compris que marteler une épée la rendait plus résistante.

Regardez maintenant la séquence suivante.

Si le mouvement des dislocations est si saccadé, c’est à cause de petits précipités qui épinglent la dislocation en de très nombreux points. Pour que celle-ci passe sa route, elle doit soit les contourner, soit les cisailler. Dans les deux cas cela produit une source de résistance importante au mouvement des dislocations.

On parle d’un durcissement structural car il résulte d’une modification de la composition de l’alliage. La maîtrise du nombre, de la forme et de la structure de précipités permet d’obtenir des alliages particulièrement résistants.

Tout le monde connaît des objets à base d’aluminium (certaines cannettes de boisson par exemple). Lorsque ce métal est pur, il est assez mou. Par contre, en ajoutant entre autre du cuivre (en très faible proportion) qui forme alors de petits précipités, on arrive à durcir notablement le métal. On crée ainsi de nouveaux types d’alliages, comme par exemple le Duralumin. Ceux-ci ont en plus l’avantage d’être léger, ce qui en fait des matériaux très utilisés dans l’aéronautique. L’image suivante montre un de ces précipités vu à très fort grandissement. Remarquez les arrangements périodiques. Il s’agit des plans atomiques. La distance entre deux de ces plans dans la matrice d’aluminium est de 0.2 millionième de millimètre !

Photo Jerôme Majimel (ICMCB)

Une manière un peu différente consiste à ajouter des atomes d’impureté pour durcir un métal. Ces atomes vont agir de la même façon comme de nombreux points d’épinglage des dislocations. En effet, les atomes étrangers qui sont plus gros ou plus petits que les atomes de l’alliage, vont trouver une place plus stable dans le cœur d’une dislocation que dans le reste du cristal. Une contrainte plus grande est alors nécessaire pour que la dislocation se « dépêtre » de ce « nuage » d’impuretés. C’est exactement ce qui se passe lorsque l’on rajoute du carbone dans le fer pour élaborer des aciers très résistants.

Pour aller plus loin…

Jusqu’à présent nous n’avons pas parlé de l’influence de la température sur la plasticité des cristaux. Les forgerons savaient bien que les métaux étaient faciles à travailler à haute température. En effet, les métaux deviennent en général plus mous à haute température, ce qui est un inconvénient majeur lorsque l’on veut les utiliser dans des applications spécifiques. L’art de la métallurgie consiste alors à trouver des alliages dont les propriétés mécaniques ne sont pas trop affectées à haute température. En réalité, il existe un grand nombre de phénomènes plus ou moins sensibles à la température.

Une conséquence particulièrement importante de l’effet de la température permet d’expliquer pourquoi certains cristaux sont fragiles à température ambiante mais deviennent ductiles à haute température. C’est le cas en particulier des semi-conducteurs qui sont à la base des puces informatiques. Dans de nombreux cristaux, les liaisons entre les atomes sont beaucoup plus fortes qu’à l’ordinaire. Les dislocations qui distordent les liaisons entre les atomes, adoptent une configuration telle que ces distorsions soient les plus faibles possibles. Les dislocations occupent donc un état d’énergie minimale. On dit qu’elles occupent le fond d’une vallée d’énergie. Une dislocation se comporte un peu comme une corde sur une tôle ondulée. Pour que les dislocations se déplacent, elles doivent franchir cette vallée profonde. En réalité, la dislocation ne peut se déplacer en bloc mais se comporte plutôt comme une corde vibrante. A basse température, l’amplitude de vibration est faible et la contrainte est insuffisante pour provoquer le mouvement. Le matériau est fragile. Cependant à haute température, la dislocation vibre suffisamment pour qu’un « décrochement » se retrouve dans la vallée adjacente en entraînant l’ensemble de la dislocation. Le matériau devient ductile.

Les dislocations dans les semi-conducteurs sont pour ces raisons très rectilignes et avancent de façon visqueuse un peu comme si la structure tout entière freinait leur mouvement.

Les dislocations en dehors de la plasticité…

Il existe bien d’autres paramètres qui influencent le comportement des dislocations, ce qui en fait un sujet d’étude particulièrement complexe et ouvert.

Les dislocations interviennent dans un cadre bien plus large que celui de la plasticité. Citons à titre d’exemple qu’elles interviennent dans les phénomènes de croissance cristalline ainsi que dans les problèmes de vieillissement des dispositifs électroniques à base de semi-conducteurs.

J’espère que cette balade dans le monde des dislocations vous aura fait comprendre l’importance de ces petits vermicelles microscopiques dans les propriétés mécaniques des cristaux et en particulier des métaux et alliages, que ce soit des petites cuillères ou des ailes d’avions.

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