Skip to content

Le cri du Bismuth

Ce texte est issu d'une séance de travaux pratiques réalisée à l'INSA de Toulouse en 3ème année

Le Bismuth est un matériau assez particulier. Son point de fusion est suffisamment bas (proche de 271°C) pour être fondu facilement. Il donne de splendides cristaux irisés par des couches d'oxydes en surface. En raison de différences dans la force et la nature des liaisons entre les atomes, il est très anisotrope (ces propriétés dépendent de la direction cristallographique). D'un point de vue mécanique, il présente donc des modes de déformation particuliers que l'on peut mettre en évidence avec assez peu de matériel.

Nous allons pour cela procéder en trois étapes: fabriquer un cristal de bismuth contenant au mieux un seul grain, le déformer plastiquement, et observer les défauts créés (dislocations, macles) sur une surface clivée.

Cristal de bismuth (By Alchemist-hp, from Wikimedia Commons)

Structure cristallographique

voir cette page sur la cristallographie en guise d'introduction

Le Bismuth cristallise selon une structure rhomboédrique, c'est à dire avec une maille élémentaire dont les côtés sont égaux (a=b=c) et les angles égaux mais différents de 90° (\alpha=\beta=\gamma \neq 90°). Sa maille élémentaire, contenant deux atomes est dessinée sur la figure ci-dessous. Elle peut se décrire en lien avec la structure hexagonale (à gauche). L'angle dièdre entre les deux directions a_1 et a_2 du rhomboèdre est de 57.23°, très proche des 60° entre deux directions \langle 110 \rangle d'une structure cubique. De fait, la structure du Bismuth peut se décrire également comme étant "pseudo-cubique" (on utilisera les indices dans ce système après).

Structure du Bismuth (Jeongmin Kim, Wooyoung Shim and Wooyoung Lee dans J. Mater. Chem. C, 2015,3, 11999).

Déformation

La structure du Bismuth est fortement anisotrope avec, dans la direction \langle c\rangle de la structure hexagonale (diagonale du pseudo cube), des atomes arrangés sous forme de couches superposées. Les liaisons entre les atomes dans ces couches sont covalentes, les liaisons entre les couches étant elles très faibles. Par conséquent, le bismuth se déforme extrêmement facilement par le glissement de dislocations dans les plans (111). De fait, le Bismuth a tendance à se cliver parallèlement à ces plans. En dehors du clivage, on s'attend également à trouver des systèmes de glissement, plus difficiles car nécessitant la rupture de liaisons covalentes, dans les plans de type \{001\}, ou \{\bar{1}11\} et du maclage dans les plans \{110\}.

Expérience

Afin de fabriquer un cristal de bismuth, nous partons de morceaux de bismuth pur que nous faisons fondre dans un creuset en alumine à l'aide d'un simple chalumeau au butane. Nous essayons ensuite de reproduire la méthode dite de Bridgman (d'après le nom du physicien américain) pour faire croître un mono-cristal. Pour cela, on éloigne le chalumeau d'une extrémité permettant d'y initier un premier germe de cristallisation lorsque la température diminue sous la température de fusion. En écartant ensuite le chalumeau, on fait propager le front de solidification vers l'autre extrémité du creuset. Ce déplacement doit être suffisamment lent et le gradient de température élevé afin d'éviter la nucléation d'autres germes depuis les bords du creuset. On obtient ainsi un joli morceau de bismuth dont la surface supérieure exposée à l'air a pris un aspect grisé.

Afin d'introduire une déformation plastique, nous le tordons doucement en appliquant une flexion entre nos doigts. La déformation se traduit par l'émission de son aigu, appelé le "cri du bismuth" (et que l'on rencontre également dans l'étain, le zinc ou l'antimoine). Ce craquement audible est la manifestation du maclage, un processus dans lequel les atomes du cristal basculent très rapidement (à une vitesse proche de la vitesse du son dans le matériau) sous l'effet de la contrainte. Ce mouvement collectif dissipe une partie de l'énergie élastique sous la forme de vibration, facilement audible. La figure ci-dessous montre la nucléation et la croissance d'une macle dans le plan (110). On remarque bien ici que la macle en grandissant accommode une partie de la déformation plastique car elle conduit à un cisaillement du cristal.

Nucléation et croissance d'une macle dans Bi. D'après M. V. Klassen-Neklyudova, Mechanical twinning of crystals, Springer Ed.

Sur la surface du cristal clivé selon le plan (111), la macle débouche en formant une marche inclinée d'un angle \alpha. Cette marche est la conséquence de la structure non-cubique du bismuth, les plans de clivage dans la partie maclée et dans la matrice étant non parallèles. Ce type de marche peut facilement être observé sur cette surface. Nous clivons donc notre cristal de bismuth (par essais et erreur car nous ignorons l'orientation du cristal) à l'aide d'un marteau et d'un couteau afin de localiser la contrainte dans une direction particulière. Avec un coup sec, le cristal se clive selon une surface parfaitement réfléchissante. Sous un microscope optique, la lumière réfléchie donne un contraste homogène sur la surface mais très différent au niveau des marches.

On observe donc généralement de grandes zones blanches striées de bandes sombres que sont les macles. Ces bandes sont bordées par des lignes correspondant à l'émergence des plans de type \{110\} sur la surface.

Outre les macles que l'on peut observer dans différentes directions, des lignes sinueuses sont également visibles. Il s'agit de "rivière de clivage". Elles apparaissent en raison de l'irrégularité du clivage (à cause de la présence de défauts) qui peut dévier sur des plans parallèles, formant ainsi des terrasses bordées par des marches irrégulières.

Afin de mesurer l'angle \alpha laissée par la macle, on réalise une expérience d'interférence à l'aide d'une lame de verre semi-transparente et d'une lampe à mercure. La lame de verre une fois posée sur la surface forme alors un "coin d'air" et des interférences peuvent se former entre les rayons réfléchis sur la lame et la surface. Du fait de la présence de la marche, la différence des trajets entre les rayons est modifiée, ce qui conduit à des décalages dans la position des franges.

Un petit calcul de trigonométrie nous conduit à:

\tan{\alpha}=\frac{\lambda}{2} \frac{G}{i} \left( \tan{u}-\tan{v} \right)

avec \lambda la longueur d'onde de la lumière, i l'interfrange mesuré le long de l'interface, G le grandissement du microscope et u,v les angles entre les franges et l'interface comme montrée sur la figure. Ceci donne en général une valeur entre 2 et 3°.

D'un point de vue cristallographique, il est facile d'identifier la nature du plan de clivage dans la partie maclée. Pour cela, on peut regarder les plans cristallographiques dans le plan perpendiculaire au plan de macle et à la surface, i.e. dans le plan (1\bar{1}0). En raison de la symétrie miroir par rapport au plan de macle, il apparaît alors que le plan (11\bar{1}) dans la macle se trouve à 2.23° du plan (111), très proche de la valeur trouvée ! 1 Une constatation mise en évidence également en regardant la position des sites atomiques de part et d'autre de la macle (les points blancs et noirs correspondent chacun au deux cristaux).

Une image directe de la topographie de la surface peut être réalisée à l'aide d'un microscope à effet tunnel. En mesurant les variations de courant électrique entre une pointe et une surface, cette technique permet de réaliser un profil de hauteur à une échelle atomique. En balayant une pointe à travers une macle, on retrouve bien les caractéristiques de la macle.

Extrait de V.S. Edelman et al., Europhys. Lett., 34 (2), pp. 115-120 (1996)

Références

  • Ph. Hoffmann, The surfaces of bismuth: Structural,and electronic properties, Progress in Surface Science 81 (2006) 191–245

  • V. S. Edelman, D. Yu. Sharvin, I. N. Khlyustikov and A. M. Troyanovskii, STM revealing of twin microlayers with quantized width on cleaved bismuth surface, Europhys. Lett., 34 (2), pp. 115-120 (1996)

  • Schuichi Otake, Horoko Namazue and Naoshi Matsuno, Critical Resolved Shear Stresses of Two Slip Systems in Bismuth Single Crystals, Jpn. J. Appl. Phys. 19 433 (1980)

  • Yuichi Yanaka, Yoshiharu Kariya, Hirohiko Watanabe and Hiroaki Hokazono, Plastic Deformation Behavior and Mechanism of Bismuth Single Crystals in Principal Axes, Materials Transactions, Vol. 57, No. 6 (2016) pp. 819 to 823.

  • C. Steegmuller, J. S. Daniel, Slip in Bismuth, J. Less-Common Metals, 27, 81 (1972)


  1. Dans le cristal de Bismuth (a=0.474 nm et \alpha=87.64^\circ) la direction normale au plan (h,k,l) est dans un repère orthonormé :

    \vec{n}_{h,k,l} = D^{\star} \begin{bmatrix}h \\ k \\ l \end{bmatrix}

    avec,

    D^\star = \begin{bmatrix} \frac{1}{a} & 0 & 0 \\[1em] -\frac{1}{a\tan{\alpha}} & \frac{1}{a\sin{\alpha}} & 0 \\[1em] \frac{a^2 (\cos{\alpha}-1)}{V \tan{\alpha}} & \frac{a^2 (\cos{\alpha}-1)}{V \tan{\alpha}} & \frac{a^2 \sin{\alpha}}{V} \end{bmatrix}

    et

    V = a^3\sqrt{1-3\cos^2{\alpha}+2\cos^3{\alpha}}

    le volume de la maille.

    Le plan (h,k,l)^M de clivage dans la macle est tel que:

    R_{1,1,0}(180^\circ)\begin{bmatrix} 1 \\1\\1 \end{bmatrix}=\begin{bmatrix} h \\k\\l \end{bmatrix}^M

    R est l'opération de changement de repère, i.e. de symétrie mirroir par rapport au plan de macle, équivalente à la rotation de 180° par rapport à la normale au plan de macle (1,1,0). Dans un repère orthonormé R par rapport à l'axe [u,v,w] (normé) s'écrit:

    R_{u,v,w}(\theta)=\begin{bmatrix} \cos \theta +u^2 \left(1-\cos \theta\right) & u v \left(1-\cos \theta\right) - w \sin \theta & u w \left(1-\cos \theta\right) + v \sin \theta \\ v u \left(1-\cos \theta\right) + w \sin \theta & \cos \theta + v^2\left(1-\cos \theta\right) & v w \left(1-\cos \theta\right) - u \sin \theta \\ w u \left(1-\cos \theta\right) - v \sin \theta & w v \left(1-\cos \theta\right) + u \sin \theta & \cos \theta + w^2\left(1-\cos \theta\right) \end{bmatrix}

    En utilisant les équations au dessus, et en exprimant la normale au plan de macle dans un repère orthonormé, on obtient que:

    \vec{n}_{h,k,l}^M = \begin{bmatrix} 0.55118653 \\ 0.52893834 \\ -0.6453043 \end{bmatrix}^M

    Ce qui semble proche du plan dense (1,1,\bar{1})^M dont la normale est:

    \vec{n}_{1,1,\bar{1}}^M = \begin{bmatrix} 0.56895737 \\ 0.54599188 \\ -0.61496372 \end{bmatrix}^M

    L'angle étant:

    \alpha_e=\arccos{\left( \vec{n}_{h,k,l}^M \cdot \vec{n}_{1,1,\bar{1}}^M \right) }=2.24^\circ